3 novembre 2009

Du plaisir de travailler en été

Les plus grands experts le reconnaissent (1), le bizutage en entreprise fait partie des vieilles traditions collant à la peau comme du poil à gratter : tu aimerais bien t’en débarrasser mais pas moyen, la bestiole s’accroche quoi que tu fasses. En ce climat de crise sociétale (du moins dans notre petit pays), où il ne se passe pas une semaine sans que l’on annonce un suicide au travail, la tradition demeure contre vents et marées, avec parfois des variantes originales. Ma petite personne (2) en a dernièrement fait l’expérience d’une façon pour le moins étrange, mais laissez moi a préalable situer la scène du crime.
« Comme tout un chacun j’ai bossé pour ma pitance » (Zebda, Utopie d’Occase)
Comme un étudiant normal, j’ai eu à travailler au cours de l’été afin de gagner de quoi remplir le panier à provisions. Enfin, afin de pouvoir m’offrir deux trois bricoles auxquelles je tenais serait plus exact, mais passons (soit dit en passant je ne possède pas de panier à provisions). Donc après quelques temps de recherches infructueuses (« parce que c’est la crise »), on m’a proposé un poste intéressant (intéressant car payé, en effet je suis assez vénal en été) chez une grande enseigne de la vente par internet de l’agglomération bordelaise, mettons Kdiscount. Mon travail y était simple comme bonjour merci au revoir : j’alternais entre hôtesse d’accueil et déménageur. Facile. Le côté Bruce Banner consistait en accueillir les clients à l’entrée du Relais Colis, avec un grand sourire sponsorisé par « Colgate plus » et un beau t-shirt de l’entreprise, « Bonjour, bienvenue chez Kdiscount », à les faire venir à mon guichet, à leur demander leurs papiers, à faire des photocopies, … tandis qu’une fois Hulk je devais aller chercher les produits desdits clients, lesquels produits correspondaient à une catégorie simple : « plus de trente kilos » ! Déménageur donc, et devenu expert dans le déplacement de frigos américains, télés aux dimensions gargantuesques et autres machines à laver.
« La crise touche tout le monde, même Batman » (Testdegeek.fr) (3)
Partant de ce postulat, je pensais que peu de gens allait venir chercher des produits estampillés de luxe. Mais il faut croire que le mot « discount » accolé à quoi que ce soit donne aux gens une irrépressible envie de consommer. En somme, mis à part le fait d’avoir à me trimballer des gros produits lourd à intervalle régulier, il s’agissait d’un boulot assez tranquille : pas besoin de vendre un produit à des clients, j’avais juste à attendre que ceux-ci se pointent pour récupérer leur bien. Et j’ai croisé deux trois situations pour les moins cocasses ou étranges, à commencer par le militaire énervé du samedi après midi qui, estimant que l’on n’allait pas chercher son sèche linge assez vite (d’autres personnes étant arrivées avant lui) me sortit, une fois parvenu à mon comptoir, le speech suivant (mot pour mot) : « vous savez, moi je suis militaire. Nous, on a mis des gens sur la lune, on doit réagir vite. Et bien. Et quand je vois le fonctionnement de votre administration, … j’espère que l’on n’aura pas un cas de guerre bientôt, on serait bien dans la m**** ! » Ignorant que la France avait envoyé un jour un cosmonaute sur la Lune (je devais probablement y être ce jour là), j’ai fait amende honorable et ai sorti un « je vous ai compris » du plus bel aloi, histoire de le laisser en terrain connu (entre militaires, tout ça). Sinon j’ai aussi commis quelques impairs, comme par exemple baisser la voix pour me mettre à niveau lorsqu’un client commença à m’enguirlander à voix basse. Quand il m’annonça qu’il avait une extinction de voix et que je pouvais parler normalement, je n’eus pas l’air fin. Du tout.

Enfin, rien ne vaut ma dernière journée passée dans ce splendide relais. Déjà je suis arrivé en retard, pour la seule et unique fois de mon mois et demi de travail, mais passons. Un samedi de début août, donc, après mon habituel trajet en tram-puis-bus-puis-pattes-histoire-de-m’échauffer, j’arrivais au boulot. Après une matinée chargée à la fois en clients et en machines-à-laver-sèche-linges-frigo-caves-à-vins-four-télés-climatisations, l’attente débuta.
« Non madame, ce n’est pas la boucherie Sanzot. Non. Oui madame. Au revoir. Zut ! » (Capitaine Haddock, librement inspiré)
Et le samedi en pleine période de grandes vacances et à moins de cent bornes de la plage, les gens ont autre chose à faire que d’aller récupérer leur matériel. Du coup avec mes deux collègues, on avait mis en place un système de roulement permettant de laisser toujours un type à l’accueil tandis que les deux autres s’occupaient (le foot en chaussures de sécurité et avec des machines fragiles à portée de tir n’ayant pas perduré, nous nous rabattîmes sur une activité plus sage, le foot en console de jeux). Je vous vois venir avec vos « payés à rien f***** ». Attendant tranquillement derrière mon guichet la venue hypothétique d’un nom moins hypothétique chaland ne venant pas pour s’enquérir si c’était un magasin et s’il pouvait voir la marchandise (près de cinq personnes faisaient cette erreur, humaine certes, mais pas excusable pour autant chaque jour), je commençais doucement à m’assoupir. Il faisait chaud. Lorsque dans un bruit pétaradant, une moto de forte cylindrée vint passer le portail et alla se garer. Sur sa selle, un grand motard en blouson de cuir noir. La simple présence de ce motard paraissait étrange étant donné la nature des produits délivrés (et leur dimension) ; mais une fois son casque ôté, le crane rasé parsemé d’un duvet de trois jours et les grosses lunettes renforçaient l’originalité de ce biker perdu en banlieue de Mérignac. M’attendant à tout, je m’apprêtais à accueillir le gaillard.
« Où entre la force, le droit s'efface » (Proverbe espagnol)
Après avoir passé une bonne dizaine de minutes au téléphone (je tiens à vous rappeler que j’étais seul, et devant être attentif à la venue des clients, j’ai eu le loisir de les observer), faisant moult grands gestes, il entra et se dirigea vers mon guichet. La discussion qui suivit est restée gravée dans ma mémoire, la voici :
-Bonjour Monsieur
-Bonjour. Je viens chercher un frigo américain. Mon frigo américain.
-Oui. Vous avez fait imprimer le mail que l’on vous a envoyé vous disant de venir chercher votre produit ?
-Non.
-Ah. Ce n’est pas grave, je peux le faire imprimer depuis mon ordinateur. Pouvez vous me donner une pièce d’identité je vous prie ?
-Oui.
Un passeport français atterrît sur mon guichet. En l’ouvrant je découvris les nom et prénom de l’individu, un certain Igor P…dov (4) (j’ai oublié le nom, mais il avait une consonance slave). Faisant une recherche sur le logiciel de l’entreprise afin de trouver sa commande, celle-ci se révéla négative. Rien à ce nom, pas même en inversant l’ordre prénom-nom. Rien. Lui demandant si la commande est à son nom, je me vois répliquer sèchement que oui, et que « qu’est ce que je fous, ça traine, il n’a pas que ça à faire » Tout en me décarcassant pour dénicher sa commande je lui explique que je ne parviens pas à trouver cette dernière et lui demande des précisions sur le « frigo américain », sa marque, … Haussant le ton, s’énervant il me sors la marque d’un produit que nous n’avons pas en stock, j’en mettrais ma main à couper (étant entre autre chargé d’étiqueter les produits à leur arrivée, je suis assez au jus de leurs allées et venues). Je lui dis que je crois que l’on n’a pas son produit et lui demande s’il est bien certain d’avoir reçu un mail de confirmation lui demandant de venir. Il ôte son blouson de cuir et le pose.

Dessous, il porte un marcel noir moulant un corps bodybuildé et multi-tatoué. Me regardant de haut, il commence à crier qu’il n’est pas sorti de prison pour se faire emmerder par un mec de Kdiscount, qu’il veut son frigo. N’en menant pas large et lorgnant franchement vers la porte d’où sont censés sortir mes collègues (dont mon chef), je lui demande comment il compte emporter un frigo américain en motocyclette
-T’inquiète pas pour ça, j’ai des potes qui arrivent avec une camionnette.
A moitié rassuré (et à demi flippé) sur ce point, je lui dis que je vais aller vérifier au fond, dans l’entrepôt, si son produit n’est pas en place sous une mauvaise côte et lui demande de m’attendre. Après l’échec de ma démarche je vais voir mes collègues et leur signifie que j’ai un léger souci avec un client. Ils me disent de gérer mon client, et qu’ils arriveront si y’a un problème. Je retourne à l’accueil, et patiente le temps qu’il termine un coup de fil (il gesticule toujours autant). Lorsqu’il revient, je lui annonce que l’on n’a pas reçu son produit, et que je ne peux rien pour lui, désolé. L’air menaçant, il m’annonce que s’il n’a pas son frigo là, il va prendre un autre produit, qu’il n’est pas venu pour que dalle. Je lui dis que ça ne peut pas se passer ainsi et annonce que je vais chercher mon supérieur. J’interromps un match Inter-Chelsea sur PES 2006 (3-1 pour l’Inter). Quand on arrive à l’accueil, le client n’y est plus, on l’aperçoit au fond, dans l’entrepôt (interdit au public) à lorgner sur les différentes machines alignées.
« Y m'a filé une beigne ; j'lui ai filé un marron Y m'a filé une châtaigne, j'lui ai filé mon blouson » (Renaud, « Laisse béton »)
Le chef, chef adjoint plus exactement, mais promu pour la durée des vacances du boss (que je remplace numériquement), me passe une soufflante et me dis de gérer mon client, puis se dirige vers lui l’air décidé. Il peut être intéressant pour ce qui va suivre de vous mentionner que Benoit (4bis) est un adepte de la capoeira relativement balèze lui-même. De loin, de la porte de l’entrepôt, on le voit s’engueuler avec le biker (on c’est moi et Cédric (4bis), l’autre collègue). Le ton monte vite et atteint des sommets, il doit lui expliquer que l’autre ne peut pas simplement se choisir un produit en compensation au hasard. Puis il se prend une grande mandale dans la tronche de la part de l’Igor, se plie en deux pour encaisser le coup et se dirige vers nous. Il nous dit de rester dans l’entrepôt avec le gars et ferme la porte derrière nous. Il faut dire qu’une cliente venait de rentrer dans le Relais Colis. On se rapproche du type qui a découvert le coin où l’on entrepose les écrans plasma et LCD et semble parti pour faire son marché. Tout en gardant nos distances on s’affronte du regard. Tour à tour il se rapproche de nous, les épaules haussées, et nous fixe dans les yeux d’un air de défi. D’abord Cédric. Puis moi. Et qui n’a pas été méchamment fixé pendant une minute par un type format armoire à glace, la boule à zéro et les tatouages ressortant des muscles des bras ne sait pas le temps que prend une minute pour s’écouler. C’est un peu comme si le temps était ralenti par un mauvais démiurge prenant un malin plaisir à voir durer nos supplices.
Puis survint l’explosion !
« Le rire est à l'homme ce que la bière est à la pression » (Alphonse Allais)
Igor explosa. Littéralement. De rire. Bientôt suivi par Cédric. Face à ma tête pour le moins désorientée, il me dit, riant toujours, qu’il faisait partie de la boite, de Kdiscount, et qu’il était le meilleur pote de Benoit. Que tout ceci n’était qu’un vaste canular monté dans l’unique but de me piéger, de me laisser des souvenirs sachant que j’achevais ma mission d’intérim le soir même. Benoit nous ayant rejoint goguenard et pas le moins du monde marqué par le faux coup de poing dans sa tête, un seul mot me vint à l’esprit :
« Ah les cons ! » (Un Certain Mister Klm’s pastichant Daladier)
Tout ça pour ça. Quand je vous disais que le bizutage en entreprise a encore de beaux jours devant lui. Malgré la crise. Surtout s’il est aussi élaboré que celui auquel j’ai eu droit. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai comme l’impression que je me souviendrai longtemps de ma dernière journée à Kdiscount


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(1) Donc même Jacques Attali
(2) Ce qui entre en contradiction avec la formule universelle de Coluche « dans la vie y’a pas d’grands, y’a pas d’petits. La bonne longueur pour les jambes, c’est quand les pieds touchent bien par terre »
(3) http://www.testdegeek.fr/2009/11/batman-existe/ (True story)
(4) et (4bis) J’ai changé les noms pour l’occasion

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